• 79 - 5-03-2024

     

     

        Il s’est passé quelque chose d’horrible. Tout à l’heure en sortant du lycée, j’ai traversé trop vite sans regarder. Je sais bien qu’il ne faut pas faire ça, je le dis tout le temps aux enfants. Ce qui s’est produit alors me servira peut-être de leçon, jusqu’à la prochaine fois.
        Je venais de fumer deux Camel avec un collègue que j’aime bien, et j’avais un peu le tournis. Plutôt grisant comme sensation, plutôt dangereux. D’ordinaire, je ne fume pas. En tout cas pas seul, et surtout pas à jeun. On venait de se télescoper dans le hall du bahut, telles deux billes rouges sur le tapis de l’éducation, projetées l’une contre l’autre par la queue du destin. Il m’a demandé si ça allait. J’ai répondu « je ne sais pas ». Il m’a proposé une clope.
        Dehors, il ne faisait ni chaud ni froid. Mais quelque chose dans l’air titillait mes nerfs. Comme une moiteur de T-shirt transpirant qui colle sous les aisselles quand il n’y a pas de vent pour les sécher. On se poste devant les grilles, je fais de mon mieux pour me détendre, pour paraître normal. Le collègue à la voix suave se tient droit et devise tel un chaman grisonnant entre deux bouffées de tabac. Les vacances, les gamins, les amis, la collection de disques, la guitare, le nouveau Kangoo, la rentrée… Le catalogue, quoi.
        Pendant qu’on discute, quelque chose me perturbe. Le collègue aux cheveux soigneusement attachés et à la courte barbe grise est tout sourire. Pourtant, je sens comme une présence qui ne dit pas son nom derrière ce faux air de Mona Lisa. Comme une voix qui me susurre du fond de chaque silence : "fous-toi en l'air, ça ira mieux". Où loge-t-elle ? Dans sa tête, la mienne, derrière ses yeux, dans les plis de ses fines pattes d’oie ? Sur la route sale, entre les zébrures du passage clouté, dans les arbres décharnés ? Au ciel ?
        Ma nervosité grandissante semble déteindre sur la conduite des automobilistes (ou bien est-ce l’inverse ?). Ceux-ci sont tellement pressés. Tout va bien trop vite dans la vie. Le bus du ramassage scolaire (belle désignation) fonce sur le dos-d’âne. Le bas de son accordéon frotte douloureusement sur le bitume. Un lambeau pend par en dessous. Vivant, cela saignerait. Les passagers affectent une mine crispée, peut-être apeurée. Quelque chose d’intolérant, de méchant suinte des crissements de pneu des bagnoles. Chaque automobiliste trimbale son crissement comme son chef-d’oeuvre. De la musique concrète.
        Comme je n’étais plus très attentif à l’énumération des pannes essuyées sur son Kangoo, le collègue tente une transition presque habile sautant du réservoir à l’estomac et me propose d’aller acheter à manger. Il prend les choses en main, sa voix grave nous porte comme le courant d’un autre fleuve, parallèle à celui des engins. Je me retrouve en moins de deux à Carrefour City, rayon frais, pour y acheter un sandwich à la géométrie contre-intuitive, en tout cas pour un aliment.
        D’un coup, nous nous disons au revoir. L’ai-je vexé ? On se tape quand même la bise, et je fais demi-tour avec mon triangle. C’est là, en repartant, que je commets l’imprudence. Absorbé par l’auscultation méticuleuse de l’emballage plastique aux bords presque tranchants, mon corps s’engage sur le territoire des autos. Là, une voiture manque de me percuter. L’éveil. La frayeur fait naître une suite d’images dans mon esprit, peut-être témoins d'un univers parallèle où les choses n'auraient pas tourné à mon avantage. Je me vois d’un coup propulsé au sol, la voiture me roulant dessus, sa conductrice hurlant et pleurant en s'arrachant les cheveux. Je gis, une jambe arrachée, le sandwich triangle gouda-emmental Sodebo à côté.
        L’idée qui me vient en cet instant, idée qui m’empêche d’être à ce que je fais quand je remercie honteusement la conductrice qui vient de faire preuve d’une réactivité salutaire à mon endroit, c’est le pathétique de la situation qui aurait pu se produire.
        Au fond, je suis soulagé non pas de ne pas avoir été renversé, mais de ne pas avoir été renversé avec ce sandwich à la main. Comme si celui-ci avait eu le pouvoir de rendre mon malheur indigne. Oui, indigne. Comme si la seule présence de ce sandwich à l’emballage criard, témoin d’une sensibilité gastronomique proche de la nullité et d’une conscience écologique en dessous de zéro, avait pu me rendre méritant de mon triste sort. Et je dois dire que même à présent, mes esprits retrouvés, je ne sais dire ce que je pense, au fond, de cette idée qui ne cesse de me hanter depuis lors.

     

       


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