• 75 - 28-02-2024

     

     

         Hier nous sommes allés chez Boulanger ma femme et moi. En arrivant sur le parking du centre commercial de Chamnord, nous avons immédiatement été surpris par le comportement des gens. Sur les parkings, devant les magasins, à l’intérieur de ceux-ci : ils discutaient !
        Aujourd’hui, plus personne n’échange avec l’inconnu croisé dans la rue. Comme s’il s’agissait d’une dépense en pure perte. Les gens sont devenus sur ce point particulièrement avares. Le temps n’est plus conçu comme une denrée commune. Il n’est pas gratuit. Celui-ci est donné pour être employé de manière profitable. Nous devons en dégager une certaine plus-value, à commencer par un bénéfice relationnel s’objectivant dans l’extension du réseau.
       Pour nombre d’entre nous, il est devenu tout aussi inconsidéré d’accepter de perdre un quart d’heure pour discuter avec quelqu’un qu’on ne reverra jamais – et qui ne pourra donc pas nous aider à masquer la solitude qui nous tue – que de laisser choir un billet de cinq euros sans le ramasser avant qu’il ne s’envole.
         À Chamnord, les gens se parlent. Mais que se disent-ils ?
       Plutôt que d’entrer tout de suite dans le vif des conversations, il convient de faire une hypothèse d’ordre sociologique permettant la survenue d’un étonnement salutaire concernant cette population dispendieuse. Les franges de la population, les classes sociales pour le dire plus nettement les moins regardantes sur ce point sont les classes dominées. On les reconnaît à leurs dents qu’on voit quand elles rient, et à la fâcheuse tendance qu’a leur peau d’être plus foncée que la moyenne.
         Plus on s’élève dans la hiérarchie sociale, notamment par le capital économique, plus les dents se dissimulent derrière de fines lèvres d'où ne sort jamais aucun cri, plus la peau est claire et plus la dépense temporelle sans retour sur investissement est inconcevable. Le temps est un pécule qu’il faut faire fructifier. Son potentiel monétaire horaire détermine l’aisance d’une personne quant au temps dont elle peut disposer librement, de manière véritablement insouciante.
        Le temps, même dans sa prétendue mesure universelle, est donc infiniment social par ses déterminations. Il ne s’écoule pas de la même manière en haut ou en bas. Il n’est objectif qu’en apparence. Là est son paradoxe. Le quart d’heure d’un agent de maintenance ne vaut pas celui d’un chef d’entreprise.
        Passer dix minutes à regarder par la fenêtre pour vérifier si le scintillement entrevu sur le toit de l’immeuble d’en face provient du soleil se reflétant dans la fenêtre du voisin de droite ou de gauche est une activité de démuni, de pauvre, de simple d’esprit.
        Les poètes n’existent plus. Ils ont disparu en même temps qu’a disparu toute perspective de changement politique d’ampleur, c’est-à-dire remettant en cause la marche forcée du capitalisme vers la négation de l’humanité et de ses alentours les plus concrètement essentiels à l’affirmation d’une réalisation humaine sur Terre.
         Plus on est riche, moins on est enclin à prendre son temps, et donc moins on en a. Il vaut mieux rester pauvre à ce titre.
        Devant Boulanger, où nous entrions pour acquérir la Crêpe Party manquant à notre panoplie d’ustensiles Tefal, deux hommes parlent du chien qu’une femme traîne péniblement en laisse et qui freine des quatre fers deux mètres derrière elle. Ils semblent y voir une métaphore du couple. Ils rient. Puis, ils se quittent après que l’un a indiqué à l’autre la direction du tabac le plus proche. 

     

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :