• 77 - 1-03-2024

     

     

        Il nous manquait du lait en poudre ce matin. Nous aimons faire la nourriture « maison » ma femme et moi, surtout pour les aliments de base : le pain, les biscuits, les yaourts, etc. Sans doute sommes-nous, à ce titre, des « cons de bobos » comme le clame mon beau-frère.
        La pratique ancestrale d’une classe sociale, le prolétariat pour le dire vite, devient suspecte en changeant d’agent. La femme de l’ouvrier au foyer qui fait son pain n’y insère pas la même symbolique que le prof de philo faisant de même. Il y a faire son pain et faire son pain.
        J’aime la sociologie quand elle mobilise des catégories permettant de penser les rapports de domination dans la société. Cependant, la cartographie de l’espace des styles de vie à laquelle aboutit la perspective bourdieusienne, et dont le terme « bobo » est un reliquat, n’est que la partie émergée d’un iceberg dont l’essentiel de la masse pousserait vers une critique acerbe du capitalisme et de ses rentiers.
        Hélas, il ne nous reste de cette analyse que la sémiologie superficielle des objets et pratiques culturels par lesquels nous nous distinguons et revendiquons notre appartenance à une certaine classe, classe dont nous ne sommes plus capables de dire le nom. Il ne nous reste qu’une terne vulgate tout juste bonne pour former des étudiants en mercatique et calibrer une stratégie de vente. Sociologie du pot de yaourt. Foutaise, trahison, assassinat !
        Laissant de côté cette amère et néanmoins salutaire déception envers la colonisation de ma pensée par des concepts détournant celle-ci du combat qu’il faudrait pourtant mener plus que jamais, je descends en jogging pour acheter du lait en poudre Regilait à Monoprix.
       Mon anorak fourré avec du duvet de canard bouffe et, par le contraste qu'il instaure avec la finesse relative de mes cuisses moulées par mon pantalon Asics bleu nuit, celui-ci me donne l’aspect d’un client de Basic Fit sur le tard.
        J’entrevois mon reflet dans les innombrables vitrines des magasins de prêt-à-porter qui gangrènent le centre de Chambéry. Ce reflet blafard me dégoûte, par le négatif qu’il crée avec les grandes affiches colorées où se pavanent de bien jeunes et bien sévères personnes.
        Ce diptyque sciemment orchestré accentue les signes du désastre à l’oeuvre sur mon visage, me contraignant au constat douloureux de mon inexorable déclin physique : je suis vieux, laid, grisonnant et fripé.
        Il me vient subitement que le sens du ridicule ordonnerait que je ne porte plus ce genre d’habits pour sortir. Le sens du ridicule ordonnerait peut-être que je ne sorte plus du tout, d’ailleurs. Sauf la nuit, peut-être. Le lait en poudre ne se périme pas facilement. Ça se commande bien sur internet, je pense...

     

     


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